samedi 16 février 2008

A plus tard !

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Adi !

une proposition de Kanelle pour le repos mérité de l'animateur montlu son de cloches

Dans la série, c'est les vacances profitons-en pour nous cultiver un peu avec ce très bon texte de Henri Meschonnic
QU’EST-CE QU’UNE CHANSON ?
QU’EST-CE QU’UN POEME ?
ET QU’EST-CE QUE LA POLITIQUE ?
Henri Meschonnic

Il y a les modes. Et les modes cachent la vieillerie insoupçonnée de ce qui nous donne l’illusion de savoir ce qu’on dit quand on parle de la poésie, du langage, et de leur rapport à ce qui nous construit, et nous détruit, où la politique, selon les lieux et les moments, a plus ou moins de part.
Avec en plus l’impensé de la relation entre poésie et chanson. Tantôt elles sont identifiées l’une à l’autre, tantôt opposées, avec un mépris pour la chanson et une sacralisation de la poésie, les deux attitudes étant égales, sans le savoir, dans ce qu’elles produisent de décervelage.
C’est pourquoi il y a à se retirer de ce ramassis où la confusion mentale, installée dans la schizophrénie du signe, se prend pour le bon sens et s’appuie sur des savoirs qui cachent ce qu’ils empêchent de savoir. Cachent l’ignorance qu’ils produisent.
Penser, alors, c’est entrer en dissidence. Résister. Appeler à quitter un magmas d’idées reçues, le politiquement-poétiquement correct. Est-ce appeler à déserter ? Le Déserteur de Boris Vian a été un modèle, mais sa « lettre au président » se limite à une complainte anti-militariste. Sa subversion est celle d’une révolte individuelle devant un ordre de mobilisation, générale ou limitée. Pour les « appelés » du contingent, elle était de fait générale. Je sais. J’en ai été. En Algérie. En 60. Il m’en reste la notion, inusable, de maintien de l’ordre.
La révolte de Vian est aussi, et d’abord, une révolte de la vie contre le culte de la mort, la culture de la mort. De ce point de vue non seulement elle n’est pas datée, mais elle retrouve une actualité sinistre, avec la généralisation du terrorisme islamiste anti-occidental, qui est un refus extrême de toutes les valeurs de la vie, une forme monstrueuse du théologico-politique, devant laquelle le pacifisme, une fois de plus, est un comportement qui précipite vers ce qu’il veut éviter.
De ce point de vue, le devoir de résistance déplace complètement la révolte de Boris Vian. Son déserteur n’est pas un pacifiste. Il veut vivre. C’est autre chose. Le pacifisme est le pire convoyeur du pire de la guerre. Le modèle en reste le non-interventionnisme anglo-français du temps de la guerre d’Espagne, qui a laissé grandir Hitler, et qui a fait Munich. Un mélange de lâcheté et d’aveuglement. L’oubli de l’avertissement de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
Là où Le Déserteur de Boris Vian impliquait un engagement vital, donc une intensité maximale du dire, la chanson de Renaud qui reprend le même titre est une dégénérescence à la fois poétique, éthique et politique. Tout y est faux, la naïveté et le rapport aux autres. Du simili. Ce qu’André Breton appelait le signe descendant : ce qui dégrade les valeurs de la vie. A prendre pour un document sur l’époque. Pour étudier les rapports entre dépolitisation et dépoétisation.
Le paradoxe, ici, de cette constatation facile qu’il y a une histoire de la chanson politique, est que peut-être cette histoire même, avec ses évidences, n’aide pas à penser les rapports entre poésie et chanson, entre chanson et politique, entre poésie et politique.
La chanson a un vieux rapport à la politique. Mais ce rapport est faussement clair. Tout comme le rapport de la chanson à la poésie. Et on voit vite qu’on est au bord de se rendre compte qu’on ne sait pas ce qu’on dit, qu’on ne sait pas de quoi on parle, on entre dans un tournis de difficultés, où la première chose à faire est sans doute d’essayer de comprendre ce que cachent les évidences. Et les intentions. Ni les unes ni les autres ne suffisent.
Il y a le brouillage du rapport entre ce qu’est une chanson et ce qu’est un poème. Les confusions tiennent à la multiplicité interne de chaque chose. Mais peut-être surtout au rapport qui n’est pas simple à démêler entre ce qui est dit et ce qui est fait. Par le langage même, à part la mise en musique, la mélodie.
Quand tout est dit par les mots, quand tout est énoncé, et que tout ce qui est à dire est dans l’énoncé, alors, chanson ou (selon l’habit éditorial) poésie, je pose que le résultat est le même, qu’il y a le degré minimum d’activité du langage, le degré minimum et en fait le degré zéro de ce que peut et doit ou devrait faire une chanson, un poème. Mais en même temps le degré maximum de confusion entre une chanson et un poème. C’est ce que Mallarmé appelle nommer.
L’exemple, lointain maintenant, mais toujours édifiant, c’est Béranger. A l’époque romantique, non seulement il était illustre, mais c’était, en France et à l’étranger, jusque par exemple dans la Russie de Pouchkine, le plus illustre des poètes français. Lanson, dans son Histoire de la littérature française, en 1894, résume : « le poète national, c’était le chansonnier », et alors, côté fond, « cette moyenne assez vulgaire de l’esprit français qu’on appelle l’esprit bourgeois : esprit positif, jouisseur, gausseur. Il exprimait de son mieux les idées du bourgeois de son temps : de là son succès ». Côté forme, « des rythmes de chanson », « la forme de Béranger est admirablement populaire ». C'est-à-dire : « pas d’images curieuses ou originales ; pas de style savant et artiste ; le jargon pâteux, incolore, banal de tout le monde : le style de Scribe pour tout dire ». Et populaire parce que c’est le récit d’une action.
Et tout dans l’énoncé, c’est poésie zéro.
Et c’est exprès que je dis ici côté fond et côté forme. Parce que c’est exactement ce qui convient à la représentation du langage selon le signe, dans son dualisme, et c’est du signe qu’on parle quand on croit parler de la chose littéraire en ces termes. Et de même quand on parle de style, parce que, il faut le dire et le redire jusqu'à ce qu’on l’entende, dans la surdité générale, dire style c’est ne pas comprendre que cette notion est tout ce que le signe permet de penser de cela même qu’il empêche de penser.
Un petit décrassage d’oreilles s’impose, depuis bien deux mille cinq cents ans.
Mais une chanson peut être un poème. Ce qui a lieu, pour moi, par exemple dans Aux marches du palais. Il est curieux de remarquer que « chansonnier », en français, est du côté politique, ou satirique. Côté Maurice Chevalier. Alors qu’en italien « canzoniere » est resté du côté de ce qu’on appelle la poésie lyrique. Leopardi. Et « lyrique » signifiait que ça se chante. Ou que ça chante. Cette vieille casserole accrochée à la poésie. Et que certains continuent d’agiter dans leur somnambulisme.
Toute l’histoire des mots et de la culture, ici participe du brouillage. Depuis Virgile qui commence l’Enéide en disant : « je chante les armes et l’homme…, arma virumque cano », et Homère commençait l’Iliade avec « Chante la colère…mênin aeide… » (mais l’Odyssée commence avec le verbe dire et pas chanter : « L’homme, dis-moi…, andra moi ennepe…). Et on sait que Ronsard encore modifiait ses sonnets en fonction de leur mise en musique. Le fait culturel qu’on ait chanté la poésie a fait beaucoup pour qu’on prenne la poésie pour la chanson et la chanson pour la poésie. Pour métaphoriser le chant. Et on parle en gloussant de la « musique d’un poème ». Ce qui n’est pas du tout le symétrique de ce qu’on dit quand on parle de langage musical…
Suite du brouillage : des poètes, comme Hugo, qui ont intitulé des poèmes « chanson ». Même et justement sans mise en musique. En louchant vers le populaire. Tout autre chose que, au hasard, Giroflé girofla ou Nous n’irons plus au bois. Et Brassens ou Jacques Brel sont dans la collection Seghers des « Poètes d’aujourd'hui ». Mais ils ne font pas des poèmes, ils font des chansons. On dirait qu’on brouille les choses à plaisir. Cherchez à qui profite le crime.
Si j’essaie d’entendre un peu clair dans cette cacophonie culturelle entretenue – et après tout, pourquoi (sans parler du comment) vouloir en sortir… – j’essaie de penser des choses simples.
Il y a le dire, et il y a le faire. Et nécessairement tout un continu du passage de l’un à l’autre, dans et par le langage.
Alors je propose de penser que plus il n’y a que du dire, que de l’énoncé, et moins il y a du faire, de ce que Mallarmé appelle suggérer, et qu’il oppose à nommer, dans quelque chose qui se présente, peu importe, comme chanson ou comme poème, moins il y a de poésie.
En quoi je prends comme poésie, pour poésie, le maximum de ce que du langage peut faire, et qui n’est pas du dire, et que les mots se font les uns aux autres.
J’appelle poésie l’invention d’une vie par le langage et l’invention d’un langage par cette invention de vie. Tous deux nécessaires l’un à l’autre. Sans quoi ce n’est que de l’énoncé, que du dire. Les mots du dictionnaire.
Et ce que les mots alors se font les uns aux autres n’a rien à voir avec ce qu’ils disent. Ou qu’ils ont l’air de dire. Ce qu’ils disent peut être tonitruant, sur tous les tons, du tendre au grossier, et parler aussi bien d’amour que de politique, ça n’a pas, ça n’a plus d’importance. On a alors exactement la définition de quelque chose qui a eu une intention, mais qui n’a pas les moyens de sa bravade. Tonitruant, mais muet. Du sens d’un côté, et ce qu’on appelle de la forme de l’autre. Il peut y avoir des rimes, ou pas de rimes. Ça mirlitonne ou ça ne mirlitonne pas. Les rimes ne font alors que ressembler à ce que fait vraiment une rime. Et que la publicité, elle, sait faire.
De ce point de vue, je ne mets pas de différence, malgré les apparences, entre des livres imprimés qui se présentent comme de la poésie, académiquement vôtre, le petit doigt le long de la rime, et certains morceaux de rap qui font le bruit de l’époque. Des intentions. Ça parle de. Mais ce que ça fait, c’est que ça ressemble à. Les intentions sont là, et bien là.
Et que le poème parle d’amour, ou parle de politique, c’est pareil. Ce n’est pas ce dont il parle qui fait la différence.
Alors je suis amené, paradoxalement, moi qui cherchais la différence, une, des différences, entre un poème et une chanson, à me dire que les conditions sont les mêmes, pour qu’il y ait un poème, pour qu’il y ait une chanson. Une vraie. Une belle. C’est que les mots doivent faire, et se faire, le maximum de ce que des mots peuvent faire. Et pas dire. Faire, c’est infiniment plus que dire. C’est la force, pas le sens.
La différence n’étant plus que cette évidence, mais redécouverte, que la chanson fait un seul continu paroles-musique, alors que, dans l’immense majorité des cas, un poème n’est pas mis en musique. N’en a pas besoin. Le poème se suffit à lui-même. Peut-être même qu’on pourrait aventurer que plus il est poème, moins il a besoin de musique.
Où intervient un autre problème : la catastrophe d’une musique qui, à contre-rythme, rend inaudible le poème. Dont la scène primitive, emblématique, est à mes oreilles « L’invitation au voyage » de Baudelaire musiquée par Du Parc. Mais il y a aussi des mises en musique qui, au lieu de phraser (Nerval, dans Sylvie : « elle phrasait »), chansonnent le poème, des rencontres heureuses, comme certains poèmes d’Aragon chansonnés par Léo Ferré.
C’est toute la question du continu dans le langage. Elle est la même partout. Autant pour un poème, pour une chanson, pour un roman, et j’ajouterai même pour toute aventure et invention de pensée. Parce qu’il y a, ou il n’y a pas, un poème de la pensée. Et même un roman de ce poème. Ou non. Le continu de ce qu’un corps fait au langage. Le continu de ce qu’un poème fait à l’éthique et au politique. Ou rien que des juxtapositions.
Quand il n’y a pas ce continu, c’est la banalité qui nous casse les oreilles avec ses intentions et ses similis.
Donc, j’oserai le dire, même et justement si on ne sait pas qu’on l’entend, plus il y a de poésie dans une chanson, plus elle est politique. Plus il y a de politique dans l’énoncé et dans l’énoncé seul, moins il y a de poésie. Et moins il y a, en réalité, de politique. Le moyen le plus fort de la politique, dans le langage, c’est la poésie.
Le reste, ture lure lure.
Alors, amour, politique, ce qu’on appelle des thèmes, en quoi on n’a que ce qu’on mérite, le signe-ainsi-soit-il, la différence s’estompe. Elle n’est là que pour le signe. C’est ce qui fait que le poème de Maïakovski « Sur ça » qui parle-de-l’amour est un poème politique. C’est aussi le cas fameux du poème d’Eluard Liberté où « liberté » est venu en dernier remplacer un prénom féminin.
Nous avons des fossiles de pensée plein la bouche, et nous continuons à les mâchouiller comme en dormant. Les progrès technologiques nous cachent que nous pensons le langage comme des demeurés.
C’est ici que l’exemple d’une chanson qui met en voix l’une après l’autre plusieurs langues, comme dans Cançon de la Prima, des fabuleux Troubadours, des langues que, dans l’expérience commune, la plupart ne comprennent pas, est un exemple superbe. Car on ne peut pas mieux montrer, en le faisant, que ce n’est plus ce que disent les mots qui compte. Ce qui est fait, ce n’est pas de l’incompréhensible, c’est qu’il est donné à entendre une diversité, une pluralité – la pluralité des langues. Elle n’est pas proclamée, claironnée. Enoncée. La chanson la fait. En quoi elle est plus politique que des rodomontades. Et n’a pas à le dire.
Bien sûr, il y a, il y a eu, des chansons politiques qui font claquer les mots comme des drapeaux. Certaines, émouvantes, comme le Chant des partisans. Qu’il est difficile, impossible, en fait, de détacher de la circonstance qu’elles évoquent et qu’elles continuent à porter. Avant, la circonstance les portait. Vient un temps où c’est elles qui la portent.
Mais peut-être qu’on peut mieux entendre ce qui fait durer un poème, ce qui fait durer une chanson, si on s’exerce à reconnaître ce qui neutralise la différence entre l’amour et la politique, au point qu’il n’y aurait pas plus politique qu’une certaine manière d’inventer de parler l’amour. C’est alors qu’une chanson fait ce que fait un poème, qu’un poème peut être une chanson, et qu’il n’est plus nécessaire de vouloir faire de la chanson politique, de la politique en chansons, dans la chanson. Parce que c’est déjà fait.

Echos, La Montagne du 16 février